AVANT
C'est la huitième qui atteint la cible. La coquine vient se nicher juste entre les deux clavicules, épinglant la trachée à l’indigne œsophage caché derrière. Et le corps tombe alors qu'un rire gras retentit en haut de la voilure. Le monde s'affole en bas. Les deux bateaux s'entrechoquent en continu alors que l'abordage s'intensifie de minute en minute, et que le nombre de cadavres teintant le pont de ce rouge sang ne cesse d'augmenter. L'odeur ferreuse monte aux narines de l'archer qui jongle avec la gravité, en équilibre sur la corne de brigantine du vaisseau ennemi. Une autre flèche fend l'air, passant juste à côté du partenaire borgne qu'il appelle désormais capitaine, celle-ci terminant dans la jambe d'un homme ayant levé son épée, pensant mettre fin à l'attaque en prenant la tête du responsable alors qu'il se retrouve désormais à terre, croulant sous la douleur. Et tout cela suit son court, interminable valse silencieuse. Pas un seul n'est oublié et tous finissent par perdre pied alors que le funambule suit la danse depuis les hauteurs, acrobate antipathique.
Podrick observe de son perchoir la scène qui se déroule en dessous. Loin d'être spectateur du massacre, il fait tomber des têtes et il les comptent, ceux qui ne s'en relèveront pas. Et Foucault prend cet air maussade alors qu'il tend la corde et décochent les flèches. Il n'a jamais vraiment su pourquoi il en était arrivé là, pourquoi il était devenu comme tout ces cons tuant pour se remplir les poches d'argent sale. Il courrait, en quête de liberté, et voila donc où tout ça l'a mené. Il y a quoi de beau dans tout ça ? C'était vraiment ce qu'il cherchait, alors âgé de vingt-cinq ans, en se baladant dans les ports ? Non pas du tout, et il le sait. Il se sent sale, moche et répugnant. Oisif, lassé, ignoble de bien des façons. Rien qu'un homme certes, mais un humain devenu dégueulasse à force de propos acides et de morts au compteur.
Un humain déphasé, tout sauf préoccupé par les tombes qu'il creuse. Un homme qui ne sent pas le baiser brûlant de la balle et de la poudre à canon qui viennent de percer son bras. Un homme qui ne sent même pas son poignet se tordre alors qu'il s'accroche aux cordages comme il peut. Un homme qui ne sent pas les tessons de verre s'incruster dans sa peau alors qu'il a lâché sa seul accroche, se retrouvant sur le pont. Un monstre, insensible à la douleur. Il s'en souvient maintenant, les médecins ne savait pas ce qu'il en était. Évolution de l'espèce criait l'un. Sorcellerie hélait l'autre. On disait beaucoup de choses sur lui. Et alors que l'oncle pensait favorable de s'en débarasser, mary sa mère, elle l'excusait. Elle l'excusait depuis toujours, elle est comme ça mary, holy mary, hail mary full of grace. Toujours à veiller sur lui alors qu'il est devenu imbuvable à force d'être traité comme une bête noire. Quand il a quitté la maison, elle a insisté pour qu'elle lui écrive. Et Podrick a cédé, il lui a tout compté. De ses histoires sans lendemain à ses journées sur l'océan. Jusqu'à il y a quelques temps, ayant réalisé une chose.
Maintenant quand il tue, il n'a plus ce haut-le-cœur dérangeant, cette sensation corrosive rongeant sa bonne humeur. C'est comme tuer un ours ou un lapin. C'est pas plus que ça. C'est devenu son quotidien, et il ne trouve même pas cela consternant. ça fait sept ans qu'il vit de cela sans rien trouver à y redire. Et ce n'est qu'aujourd'hui qu'il se relève, se rendant compte que le monde est triste, où qu'il aille.
_ « Alors, combien t'en as eu ? » demande Podrick, une fois de plus alors que l'autre vient de lui sauver la mise, tuant ainsi le dernier ennemi.
_ J'ai pas compté, mais plus que toi.
_ J'avais oublié, monsieur est absolu », ironise le quartier maître, faisant allusion aux règles à respecter à bord.
_ « Hmmmhmmm, bah moi au moins je suis indemne » taquine le capitaine en lorgnant le bras droit de son acolyte avant de l'aider à se relever.
_ Salopiot, t'as pas autant de classe que moi dans tous les cas »
_ « Ouai ouai c'est ça Pocahontas, si ça peut te faire plaisir.
_ ... »
Et alors qu'il fronce les sourcils à l'entente de ce surnom ridicule, il pense à l'avenir, sans savoir que celui-ci le mènera bien loin de là.
FEVRIER 1789
_« Hmmm, je pari le bateau », dit-il en balançant tout sourire les clefs de sa cabine sur la table, après avoir jeté un œil à son jeu. ou
_« Cesse de faire l'enfant Podrick, tu vas finir à la rue à te la jouer comme ça », prévient l'autre, visiblement plus amusé qu’abasourdi par le comportement du trentenaire en face de lui alors qu'il s'amuse à faire tourner son verre de vinasse à l'aide d'une de ses mains brrues.
_« Laisse moi plutôt jouer au grand, c'est distrayant tu vois.
_Retire toi Podrick, tu vas perdre », somme le contrebandier une dernière fois, sans toutefois s'attendre à un changement d'attitude de la part du brun malgré l'allusion aguichante qu'il tente de faire passer.
_« Je te l'ai déjà dis, c'est pas mon genre de faire marche arrière. Surtout quand je pense que cette fois, c'est la bonne», réplique l'homme, se redressant de la chaise sur laquelle il était à moitié vautré un peu plus tôt, laissant entrevoir une lueur de défi des plus immatures.
_« Bon, je t'aurais prévenu, une fois de plus, idiot. »
Ainsi, le brelan de reine finit recouvert par la quinte flush royal du chanceux alors que le barbu fait la moue de façon déplorable en lorgnant le contenu de sa cabine.
_«T'as vraiment jamais de chance mon vieux, si tu continu tu vas finir les poches vides par ma faute» , fait mine de se lamenter le plus jeune en versant un verre de plus à son invité de la soirée.
_«Alala, tu sais, tout est relatif. L'argent ne fait pas tout, mais de l'argent j'en ai, alors à quoi bon le garder entassé dans des coffres ?»
_ Podrick, l'idiot des sept mers», soupire le plus grand, haussant les épaules par la même occasion avant de récupérer le trousseau qui trône toujours au centre de la table, bien content des gains de cette soirée. Ce Podrick est vraiment le type le plus malchanceux qu'il ait rencontré.
_«Si tu pouvais arrêter de m'appeler comme ça. Un peu de respect pour tes aînés, sale gosse», le plus malchanceux, et le plus susceptible qui soit.
_«N'empêche, vu comme tu lances ton argent par dessus bord alors qu'on est en temps de crise, j'ai du mal à m'en empêcher. C'est pas parce que tu fais parti des Foucault que tu peux tout te permettre», ironise l'homme, sachant bien évidemment que son acolyte ne s'encombre point de sa généalogie et passe son temps à se faire plaisir sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences.
_«D'ailleurs, ça fait combien de temps que t'as quitté ces corsaires sans leur dire que t'avais d'autres projets ?»
_«tu crois que je me fais chier à compter les jours ? depuis que j'ai dépassé la vingtaine j'évite, alors j'irais certainement pas retenir un chiffre des plus inutiles. Si tu veux des informations sur moi, trouves-les, ne me demande pas, surtout quand on vient de s'enfiler autant de pinard, à ce stade ce n'est carrément plus catholique», baragouine-t-il en se versant un verre de plus et lorgnant la pièce vide autour d'eux.
_«T'es vraiment rabat-joie, pour une fois que je m'intéresse à toi, tu devrais te sentir flatté.»
_«C'est ton cul que je vais flatter si tu y tiens tant que ça Darius», répond l'autre en relevant la tête qu'il venait de nicher dans ses bras.
_« Je m'en passerais, contentes toi de continuer à courtiser des courtisanes pour rassasier tes deux pierres et ton pylone. Puis je ne suis pas de ce bord là, tu le sais autant que moi. Mais sérieusement, tu vas faire quoi maintenant, alors que tu viens de perdre le bâtiment que tu avais réussi à dérober aux anglais ?»
_«Rentrer je pense, pour la capitale. J'en ai ma claque de tout ça, alors autant changer d'air.»
_«Retourner chez ton vieux ? A mon humble avis, il risque de t'envoyer bouler, ne t'attends pas à un accueil chaleureux alors que tu lui a gentiment faussé compagnie il y a quinze ans alors qu'il comptait te former pour lui succéder.»
_«On verra bien. Merci d'avoir payé le vin, on se refait ça une prochaine fois quand tu passeras à Paris hmm ? Aller tcho.», se contente de lâcher l'homme camouflé par sa peau d'ours dissuasive avant de s'écrouler au moment de franchir la sortie et de gerber tout son saoul.
_«Ce mec est vraiment doué, je vais encore devoir lui payer la nuit à l'auberge. Quelle plaie.»
MARS 1789
_« Tu sais, je me suis déjà fais une déchirure musculaire aux abdominaux en toussant. l'hiver dernier. » commence l'homme allongé dans son lit, scrutant l'autre d'un regard amusé alors qu'il vient de renverser la moitié de son auge sur lui même.
_« Moi je me suis méchamment ouverte l'arcade contre l’embrasure de la porte en te récupérant la dernière fois alors que tu étais complément torché. Mais commence pas à jouer à ça, file-moi plutôt des fringues...»
_« Tu ne peux vaincre ma personne à ce jeu là. je me suis déboité l'épaule en essayant -en vain- de m'arrachant un poil de nez.
_ Oh seigneur, Podrick tu n'as pas d'égal dans ce monde de catins. vraiment. je te savais maladroit, mais là tu dépasses toutes mes espérances. Tu es le Foucault le plus idiot que je connaisse, ça te vas comme ça ?» répond le blond avec sarcasme.
_« Tu es vraiment dur avec moi Darius, je fais juste de mon mieux », susurre l'autre en faisant mine d'être affecté. « Cependant, si tu veux toujours te changer, la salle de bain est au fond du couloir à droite. Je te laisse partir devant.
_ Podrick, ne t'avises même pas de m'y suivre. »
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_« Podrick arrête, tu vas crever si tu continu.
_ Mais tu m’excite j'ai le droit de le dire non ? » dit-il en feintant un sourire.
_« La ferme, ducon », rétorque l'autre. Bien sûr qu'il n'a pas le droit de dire ça. Ici on meurt pour ce genre de chose. On fini empalé pour bien moins, les paroles suffisent, les rumeurs aussi.
_ « T'avais qu'à ne pas te laver. c'est de ta faute après tout, maintenant tu empeste l'eau de cologne. Mon eau de cologne soit-dit en passant, et c'est chiant.
_...
_Oh fais pas cette tête non de dieu. Puis toi t'as les mèches trempées, on pourrait les sécher à ma manière.
_ Ta gueule Podrick, ferme ta putain de gueule. Dire que tu es l'héritier Foucault, si seulement ton père savait...
_ Oh ça va, les putes me suffisent et tu le sais. Mais c'est si drôle de te taquiner que je ne peux tout simplement pas m'en empêcher. »
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_«On ne devrait pas vendre des armes à n'importe qui.»
_« Qu'est ce que tu nous chantes encore Podrick ? Bien sûr qu'on peut vendre des armes à qui le veux, c'est ça qui fait notre prestige. Et l'arme n'est rien sans un manieur. C'est le manieur qui lui donne l'âme, alors arrête de jouer le sentimental.»
_« Tu parles vraiment comme papa, c'est risible. Les gens qui en ont devraient avoir des valeurs.»
_« C'est toi qui parles de valeurs alors que tu passes tes nuits dans des bordels et que t'as autant de répartie qu'un ivrogne hmmm ? intéressant, il est beau l'héritier. »
_« Tu vois très bien ce que je veux dire. Et non de dieu, si ça te frustre tant que ça tu n'as qu'à faire la même chose. »
_« Je ne m'abaisserais pas à ce genre de pratique. »
_« Dis plutôt que tu n'oserais pas.»
_« ... »
_« Donc j'en reviens à ce que je disais. Les armes changent le monde, c'est jouissif pour certains d'avoir un pouvoir pareil entre les mains. Alors je pense qu'on ne devrait pas en vendre au premier venu. »
_« C'est là toute ta pensée ?»
_« Oui. Non. Peut-être. Fin bon on en reparlera plus tard, j'ai les dagues de Darius à terminer avant qu'il ne reparte.»
_« C'est ça ouai, dégage.»
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Il tape, il tape, il tape, du plat de ton marteau, ses doigts furieusement crispés sur le manche. Des gouttes légèrement salées tombent du front jusqu'au bout de son menton pour venir se perdre sur la chaleur de l'acier. Enfermé à double tour dans la forge, il fulmine, passant sa colère sur l'enclume. Et il y a cette question qui lui monte encore à la tête, ce pourquoi bouffé par l'incompréhension. Le monde se meurt, les pauvres en payent le prix fort. Cela fait deux jours qu'il étouffe dans cette soudaine culpabilité à la vision de ce monde devenu si subitement fade, pâle, sans couleur. Deux jours qu'il n'est pas sorti de cette pièce. Deux jours qu'il s'acharne sur la même lame d'épée. Deux jours qu'il la fond et la modèle, dévoré par les perspectives d'avenir qui s'envolent, aussi friables que de la pâte à crumble. Il ne s'y attendait pas vraiment, à ce que ton père te présente ta future femme. Il s'attendait à avoir des des responsabilité, il s'y était même préparé, mais celle-ci il s'en serait fort bien passé et n'aurait jamais imaginé voir ce jour pointer son nez. Il était heureux jusque là, à sa façon. Il avait ses catins favorites pas bien loin et s'offrait les plaisirs de la chaire pour oublier ceux tant désirés qu'il ne pouvait malheureusement point s'accorder. Il avait repris la place qui lui était destiné en tant qu'aîné de la famille, assurant des commandes des plus prestigieuses. Et puis elle était apparue dans sa vie, chamboulant ses soirées de beuveries et moments de plénitudes. Depuis il ne savait plus vraiment où donner de la tête. Sachant qu'elle faisait partie de la noblesse et qu'il était de son devoir d'élever sa famille, il n'avait pu refusé, et c'était rapidement retrouvé entre les serres de cette jeune femme noble et asthmatique sans comprendre comment il en était arrivé là.
Alors depuis Podrick se plaint, retardant au plus les fiançailles en prétextant une affaire importante par ci, puis une autre par là. Bientôt contraint d'enfiler la bague au doigt, il tire la gueule comme il ne l'a jamais fait et s'arrange pour ne pas être à la maison quand la famille de sa promise y passe. Soudainement devenu un type des plus assidus, il passe son temps dehors ou bouclé dans son atelier.
Comme quoi il ne faut pas grand chose pour changer un homme.
Juste Paris, et la promesse d'une vie à deux.